
"Le
Mystère d’Abd el-Kader. La franc-maçonnerie, la France
et l’islam"
Honni
par les tenants d’un islam rétrograde incapable de se
réformer, l’émir Abd el-Kader n’en finit plus d’intriguer
par sa modernité, la générosité de sa philosophie soufie
et son souvenir qui perdure dans la franc-maçonnerie.
A Tunis, au Caire, Dakar ou Paris, des loges continuent
de porter son nom.
Anthropologue
de l’islam et directeur de recherches au CNRS, Thierry
Zarcone livre une synthèse des plus réussies. Elle complète
la récente somme d’Ahmed Bouyerdene, La Guerre et la paix.
Abd el-Kader et la France, Paris, Vendémiaire, février
2017. Il s’agit de mettre un terme à la polémique sur
le fait que ce chantre de la résistance algérienne à la
France dans le cadre d’un Etat indépendant en gestation
(et non tourné vers la Sublime Porte comme le proposait
encore entre 1830 et 1838 son rival de Constantine, le
bey Ahmed) ait pu concilier son adhésion à l’idéal franc-maçon
avec la mystique d’un islam épuré et généreux.
En
ce sens, Abd el-Kader est bien une énigme, à la fois saint
de l’islam et parangon de la rencontre Orient-Occident.
Grâce à sa grande connaissance des archives du Grand Orient
(GO) qui lui permet une enquête-modèle sur la maçonnerie
à Damas et sur la loge Syria entre 1879 et 1889, l’auteur
en donne une réponse claire. Il démêle le vrai du faux,
y compris s’agissant du rôle joué à Damas par son fils
aîné et sa descendance, le tout analysé de main de maître
(pages 73-107).
La
démonstration est étayée par les biographies simplifiées
des principaux personnages cités (dont Tareq Oubrou ou
Xavier Yacono). La présentation rigoureuse des sources
abondantes de Dublin à Paris, via Istanbul, Nantes, Rome
et Nantes, précède une bibliographie érudite et des notes
fournies, par chapitre, en fin de volume.
Tout
comme Franck Frégosi, le grand spécialiste de l’islam
de France qui, dans sa très riche postface, souligne le
destin hors du commun et les controverses qu’il a suscitées,
l’auteur rappelle comment, grâce aux travaux du regretté
Bruno Etienne à partir des années 1980, on redécouvre
un émir franc-maçon progressiste. La première partie de
l’ouvrage comporte une analyse critique des sources, tant
arabes, françaises, ottomanes ou italiennes.
Ce qui permet de dégager le personnage historique du portrait
mythique que le GO dresse d’Abd el-Kader à la fin du XIXe
siècle. Il faut dire que l’émir est l’une des figures
les plus célèbres de son temps, admiré par ses ennemis
français lors de la phase de la conquête de l’Algérie,
puis de l’indigne emprisonnement qui suivit sa reddition
pleine de grandeur en 1847, avant que Louis-Napoléon Bonaparte
lui permette de prendre le chemin de l’exil.
Il est connu de New York à Moscou lorsqu’en 1860, à Damas,
il sauve 10 000 chrétiens, essentiellement des Maronites,
par son seul prestige et l’action de sa milice. Certes,
le grand mufti et imam de Bougie (Bejaia) Sidi Hamed,
initié en 1839 par la loge du GO, Les Frères numides,
en 1839, est un des très rares dignitaires musulmans à
avoir précédé Abd el-Kader.
Mais
rien n’est comparable par le lustre et le retentissement
international avec l’entrée en maçonnerie de ce dernier.
Il est contacté par la loge parisienne Henri IV du GO
en 1861, trouvant dans cette loge de « fraternité fondée
sur l’amour », une adéquation avec la philosophie des
confréries soufies, la Qâdiritta, dans laquelle il a été
élevé, et la Shâdhiliya (confrérie égyptienne) et la Naqshbandiyya.
Nourri des préceptes de son maître à penser soufi Ibn’
Arabî, lecteur de Platon et des grands philosophes de
l’islam comme Avicenne, Abd el-Kader fait montre d’une
vaste culture et d’une prédisposition à l’ouverture sur
le monde. Cette modernité est bien le contre-exemple militant
de l’obscurantisme contemporain des islamistes de tout
poil. Le nouvel initié n’a rien d’un contemplatif.
L’auteur souligne à juste titre son engagement pour le
progrès, notamment pour le canal de Suez aux côtés du
frère maçon Ferdinand de Lesseps. C’est donc à Alexandrie
où il séjourne en 1863 et 1864 qu’il est véritablement
initié tout en accomplissant un pèlerinage à La Mecque.
L’intronisation a lieu le 18 juin 1864, dans la loge du
GO Les Pyramides d’Egypte, loge où les deux langues employées
sont l’arabe et le français. En 1865, après avoir revu
Amboise, dernier lieu de son emprisonnement sous la IIe
République, Abd el-Kader est reçu solennellement à Paris
par ses frères de la loge Henri IV.
Mais l’émir n’a point besoin d’une pratique maçonnique
régulière. Thierry Zarcone souligne les spécificités de
ce « franc-maçon sans loge » lors de son installation
définitive à Damas. Ce n’est qu’en 1879 que la loge italienne
du GO Syria est créée dans cette ville, pour les diplomates
surtout, sans que l’émir y soit pour quoi que ce soit.
Il reste cependant l’ami des maçons et fortifie son rôle
prestigieux de guide spirituel. L’émir continue d’intriguer
de son vivant, tant il prend à contre-pied un certain
nombre d’idées reçues le concernant. Le voilà reçu par
le pape Pie IX. Il fait figure d’archétype de mystique
oriental pour la société paramaçonnique des « Shriners
» américains admirant son humanisme et sa tolérance. Une
autre qualité de l’ouvrage est l’étude de l’élaboration
du mythe, comment les autorités coloniales s’en sont servi
en Algérie pour glorifier la conquête. Ceci aura des conséquences
pour la mémoire de l’émir lors de l’indépendance algérienne
où le héros national sera confronté à la légende qui le
fait passer pour « l’ami des Français ». C’est dire si
l’analyse débouche sur l’historiographie et l’étude des
représentations, y compris les médailles.
Enfin, cet ouvrage ouvre sur la problématique fondamentale
de « penser l’islam de France » à travers la grande figure
d’Abd el-Kader, « apôtre de la tolérance et du vivre-ensemble
». En ce sens, par le croisement, dans la modernité, des
spiritualités entre Orient et Occident, Abd el-Kader est
bien un modèle à suivre. Il n’est pas incompatible avec
la laïcité dans son respect de toutes les croyances, sans
oublier la question récurrente de la dignité des femmes
musulmanes qui n’ont pas à porter le voile contre leur
volonté. A noter les bonnes pages relatives à la loge
Abd el-Kader, fondée à Paris en 2005 par la Grande Loge
Nationale Française qui rassemble des frères d’origine
algérienne, tunisienne et marocaine dans une déférence
à l’égard des religions et du modèle soufi.
En bref, un ouvrage à méditer qui est aussi une rigoureuse
leçon de l’approche critique d’un mythe.
Jean-Charles
Jauffret
Thierry
ZARCONE, Le Mystère d’Abd el-Kader. La franc-maçonnerie,
la France et l’islam, postface de Franck Frégosi, les
Editions du Cerf, janvier 2019, 352 p., 24 euros. Auteur
Jean-Charles Jauffret
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