VOYAGE EN ORIENT ( Gérard de Nerval )

XII. - Macbénach.

Pendant la pause qui suivit ce récit, les auditeurs étaient agités par des idées contraires. Quelques-uns refusaient d'admettre la tradition suivie par le narrateur.

Ils prétendaient que la reine de Saba avait eu réellement un fils de Soliman et non d'un autre. L'Abyssinien surtout se croyait outragé dans ses convictions religieuses par la supposition que ses souverains ne fussent que les descendants d'un ouvrier.

" Tu as menti, criait-il au rhapsode. Le premier de nos rois d'Abyssinie s'appelait Ménilek, et il était bien véritablement fils de Soliman et de Belkis-Makéda. Son descendant règne encore sur nous à Gondar.

- Frère, dit un Persan, laisse-nous écouter jusqu'à la fin, sinon tu te feras jeter dehors comme cela est arrivé déjà l'autre nuit. Cette légende est orthodoxe à notre point de vue, et si ton petit Prêtre Jean d'Abyssinie tient à descendre de Soliman, nous lui accorderons que c'est par quelque noire éthiopienne, et non par la reine Balkis, qui appartenait à notre couleur. "

Le cafetier interrompit la réponse furieuse que se préparait à faire l'Abyssinien, et rétablit le calme avec peine. Le conteur reprit :

Tandis que Soliman accueillait à sa maison des champs la princesse des Sabéens, un homme passant sur les hauteurs de Moria, regardait pensif le crépuscule qui s'éteignait dans les uages, et les flambeaux qui s'allumaient comme des constellations étoilées, sous les ombrages de Mello. Il envoyait une pensée dernière à ses amours, et adressait ses adieux aux roches de Solime, aux rives du Cédron, qu'il ne devait plus revoir.

Le temps était bas, et le soleil, en pâlissant, avait vu la nuit sur la terre. Au bruit des marteaux sonnant l'appel sur les timbres d'airain, Adoniram, s'arrachant à ses pensées, traversa la foule des ouvriers rassemblés ; et pour présider à la paye il pénétra dans le temple, dont il entr'ouvrit la porte orientale, se plaçant lui-même au pied de la colonne Jakïn. Des torches allumées sous le péristyle pétillaient en recevant quelques gouttes d'une pluie tiède, aux caresses de laquelle les ouvriers haletants offraient gaiement leur poitrine. La foule était nombreuse ; et Adoniram, outre les comptables, avait à sa disposition des distributeurs préposés aux divers ordres.

La séparation des trois degrés hiérarchiques s'opérait par la vertu d'un mot d'ordre qui remplaçait, en cette circonstance, les signes manuels dont l'échange aurait pris trop de temps. Puis le salaire était livré sur l'énoncé du mot de passe. Le mot d'ordre des apprentis avait été précédemment JAKÏN, nom d'une des colonnes de bronze ; le mot d'ordre des autres compagnons BOOZ, nom de l'autre pilier ; le mot des maîtres JÉHOVAH.

Classés par catégories et rangés à la file, les ouvriers se présentaient aux comptoirs, devant les intendants, présidés par Adoniram qui leur touchait la main, et à l'oreille de qui ils disaient un mot à voix basse. Pour ce dernier jour, le mot de passe avait été changé. L'apprenti disait TUBAL-KAÏN ; le compagnon, SCHIBBOLETH;et le maître, GIBLIM. Peu à peu la foule s'éclaircit, l'enceinte devint déserte, et les derniers solliciteurs s'étant retirés, l'on reconnut que tout le monde ne s'était pas présenté, car il restait encore de l'argent dans la caisse.

" Demain, dit Adoniram, vous ferez des appels, afin de savoir s'il y a des ouvriers malades, ou si la mort en a visité quelques-uns. "

Dès que chacun fut éloigné, Adoniram, vigilant et zélé jusqu'au dernier jour, prit, suivant sa coutume, une lampe pour aller faire la ronde dans les ateliers déserts et dans les divers quartiers du temple, afin de s'assurer de l'exécution de ses ordres et de l'extinction des feux. Ses pas résonnaient tristement sur les dalles : une fois encore il contempla ses oeuvres, et s'arrêta longtemps devant un groupe de chérubins ailés, dernier travail du jeune Benoni.

" Cher enfant ! " murmura-t-il avec un soupir.

Ce pèlerinage accompli, Adoniram se retrouva dans la grande salle du temple. Les ténèbres épaissies autour de sa lampe se déroulaient en volutes rougeâtres, marquant les hautes nerveuses des voûtes, et les parois de la salle, d'où l'on sortait par trois portes regardant le septentrion, le couchant et l'orient. La première, celle du nord, était réservée au peuple ;la seconde livrait passage au roi et à ses guerriers ; la porte de l'Orient était celle des lévites ; les colonnes d'airain, Jakïn et Booz, se distinguaient à l'extérieur de la troisième.

Avant de sortir par la porte de l'Occident, la plus rapprochée de lui, Adoniram jeta la vue sur le fond ténébreux de la salle, et son imagination frappée des statues nombreuses qu'il venait de contempler évoque dans les ombres le fantôme de Tubal-Kaïn. Son oeil fixe essaya de percer les ténèbres ; mais la chimère grandit en s'effaçant, atteignit les combles du temple et s'évanouit dans les profondeurs des murs, comme l'ombre portée d'un homme éclairé par un flambeau qui s'éloigne. Un cri plaintif sembla résonner sous les voûtes. Alors Adoniram se détourna s'apprêtant à sortir. Soudain une forme humaine se détacha du pilastre, et d'un ton farouche lui dit :

" Si tu veux sortir, livre-moi le mot de passe des maîtres. "

Adoniram était sans armes ; objet du respect de tous, habitué à commander d'un signe, il ne songeait pas même à défendre sa personne sacrée.

" Malheureux ! répondit-il en reconnaissant le compagnon Méthousaël, éloigne-toi! Tu seras reçu parmi les maîtres quand la trahison et le crime seront honorés! Fuis avec tes complices avant que la justice de Soliman atteigne vos têtes. "

Méthousaël l'entend, et lève d'un bras vigoureux son marteau, qui retombe avec fracas sur le crâne d'Adoniram. L'artiste chancelle étourdi ; par un mouvement instinctif, il cherche une issue à la seconde porte, celle du Septentrion. Là se trouvait le Syrien Phanor, qui lui dit :

" Si tu veux sortir, livre-moi le mot de passe des maîtres! - Tu n'as pas sept années de campagne! Répliqua d'une voix éteinte Adoniram. - Le mot de passe! - Jamais! "

Phanor, le maçon, lui enfonça son ciseau dans le flanc ; mais il ne put redoubler, car l'architecte du temple, réveillé par la douleur, vola comme un trait jusqu'à la porte d'Orient, pour échapper à ses assassins. C'est là qu'Amrou le Phénicien, compagnon parmi les charpentiers, l'attendait pour lui crier à son tour :

" Si tu veux passer, livre-moi le mot de passe des maîtres. - Ce n'est pas ainsi que je l'ai gagné, articula avec peine Adoniram épuisé ; demande-le à celui qui t'envoie. "

Comme il s'efforçait de s'ouvrir un passage, Amrou lui plongea la pointe de son compas dans le coeur. C'est en ce moment que l'orage éclata, signalé par un grand coup de tonnerre.Adoniram était gisant sur le pavé, et son corps couvrait trois dalles. A ses pieds s'étaient réunis les meurtriers, se tenant par la main.

" Cet homme était grand, murmura Phanor. - Il n'occupera pas dans la tombe un plus vaste espace que toi, dit Amrou. - Que son sang retombe sur Soliman-Ben-Daoud ! - Gémissons sur nous-mêmes, répliqua Méthousaël ; nous possédons le secret du roi. Anéantissons la preuve du meurtre ; la pluie tombe ; la nuit est sans clarté ;Eblis nous protége. Entraînons ces restes loin de la ville, et confions-les à la terre. "

Ils enveloppèrent donc le corps dans un long tablier de peau blanche, et, le soulevant dans leurs bras, ils descendirent sans bruit au bord du Cédron, se dirigeant vers un tertre solitaire situé au-delà du chemin de Béthanie. Comme ils y arrivaient, troublés et le frisson dans le cœur, ils se virent tout à coup en présence d'une escorte de cavaliers.

Le crime est craintif, ils s'arrêtèrent ; les gens qui fuient sont timides... et c'est alors que la reine de Saba passa en silence devant des assassins épouvantés qui traînaient les restes de son époux Adoniram. Ceux-ci allèrent plus loin et creusèrent un trou dans la terre qui recouvrit le corps de l'artiste. Après quoi Méthousaël, arrachant une jeune tige d'acacia, la planta dans le sol fraîchement labouré sous lequel reposait la victime.

 
Gérard de Nerval (1808-1855)
 

 

 

 

 

 

 

Gérard de Nerval (Nadar)

Né à Paris le 22 mai 1808, Gérard de Nerval, de son vrai nom Gérard Labrunie, ne connut jamais sa mère, morte en Allemagne deux ans après sa naissance. Élevé par son oncle maternel, il passa son enfance à Mortefontaine, dans le Valois, dont les paysages servirent d'ailleurs de cadre - à la fois réaliste, folklorique et idéalisé - à la plupart de ses récits de fiction.

À Paris, où il fit ses études au collège Charlemagne, il se lia d'amitié avec Théophile Gautier. Ses premiers textes littéraires étaient des élégies inspirées par l'épopée napoléonienne (Napoléon et la France guerrière, élégies nationales, 1827).

En 1828, le poète, qui considérait l'Allemagne comme "!notre mère à tous!" fit paraître une traduction du Faust de Goethe, qui lui valut d'être félicité par l'auteur lui-même et qui fait encore autorité aujourd'hui (il traduisit le Second Faust en 1840). À la même époque, il se fit journaliste, se lia avec les principaux écrivains romantiques du Cénacle (Hugo, Nodier, Petrus Borel, etc.) et, se mêlant à la bohème littéraire de l'époque, prit une part active, aux côtés de son ami Gautier, à la fameuse bataille d'Hernani.

En 1834, il rencontra l'actrice Jenny Colon, pour laquelle il se prit d'une passion désespérée!; elle lui inspira les figures féminines inaccessibles qui hantent obsessionnellement son œuvre. Désespéré par le mariage de Jenny avec un autre en 1838, Nerval tenta de trouver une consolation dans les voyages, en Allemagne puis en Autriche.Rentré en France, il eut une première crise d'hallucinations et de délire (1841), au cours de laquelle il associa des images de sa mère disparue à un univers imaginaire dont il se prétendait le souverain.

Interné à la clinique du docteur Blanche, de février à novembre, il décrivit cet épisode comme une expérience poétique.En 1843, il entreprit une visite de l'Orient (Égypte, Liban, Rhodes, Syrie, Turquie) qui inspira la rédaction du Voyage en Orient (1848-1851), qui offre une version romancée de ses pérégrinations.

Mais, en proie à des crises de folie de plus en plus rapprochées, il dut être interné à plusieurs reprises (janvier-février 1852, février-mars 1853, août 1853-mai 1854, fin 1854). Il se pendit dans la nuit du 25 décembre 1855.

Source : http://damienbe.chez.com/bioner.htm

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